L'art confondant du camouflage
Interview parallèle de deux virtuoses

par Pauline de La Boulaye

à première vue, ces images se ressemblent. Elles ont pourtant été réalisées à des milliers de kilomètres par deux artistes singuliers : Liu Bolin (37 ans) vit à Pékin et Desiree Palmen (47 ans) vit à Rotterdam. Tous deux ont suivi des études de sculpture. C'est leur seul point commun.
Liu et Desiree sont les deux principales figures d'une mouvance émergente : l'art du camouflage. Un mouvement sans frontières géographiques qui apparaît ça et là en Europe comme en Asie. Un mode d'expression sans étiquettes. Sculpture, peinture, performance, photographie, art de la rue, art engagé? Cet art caméléon est infini et nous allons voir à quel point les images de ce portfolio sont différentes.
Les entretiens ont été traduits en chinois et en anglais puis retraduits en français. Quelques apports nécessaires ont été ajoutés entre-crochets, en restant autant que possible dans le respect des propos des artistes.

Comment vous est venue l'idée de vous cacher dans vos photographies?
Liu Bolin : A Pékin, le 16 novembre 2005, le BIAC - Beijing International Art Camp - Suo Jia Cun, village d'artistes, a été démoli par le gouvernement. Les artistes ont été contraints de quitter leurs studios (une centaine), des expositions ont été fermées. Ceci a eu un impact direct sur mon travail. (Auparavant) m'étant orienté vers le travail social, j'avais découvert son côté obscur, l'absence de liens sociaux et personne pour se soucier de votre destin. Je me suis longtemps senti comme un extra-terrestre pour la société. (J'ai donc décidé que) ma subversion se ferait au coeur de la société, par l'attachement (fusionnel).
Desiree Palmen : Il s'agit moins de se cacher que de se replier sur soi-même. Le camouflage est efficace pour attirer l'attention des gens. J'utilise cette attention de différentes manières. En 2006, pour souligner l'absence de vie privée face à la propagation des caméras de vidéo surveillance dans les espaces publics. En 2004, pour ajouter une information qui serait, sinon, cachée, comme le livre que quelqu'un est en train de lire. En 2009 pour (montrer l'invisible) dans mon travail sur les réserves du Musée d'Ethnologie : des objets exotiques semblent prendre possession d'un membre du personnel chargé de leur conservation et littéralement s'animer à travers lui.

Quand avez-vous commencé?
LB : A Pékin, le 18 novembre 2005.
DP : J'ai commencé à m'intéresser au concept d'adaptation en 1995 : dans deux muséums d'histoire naturelle, j'avais amalgamé des objets et histoires personnels avec des objets scientifiques. Puis, j'ai fabriqué des costumes : celui qui les portait se confondait avec des objets. En 1999, j'ai fait mon premier vêtement de camouflage pour échapper au regard d'une caméra de surveillance qui était équipée d'un immense écran, dans un bureau de poste. Je ne tenais pas à me voir à chaque fois que j'allais acheter des timbres.

Connaissiez-vous le travail de l'un et de l'autre?
LB : Non
DP : La première fois que j'ai entendu parler du travail de Liu Bolin, c'était en 2008.

Qu'est-ce qui vous différencie selon vous?
LB : Mon travail trace une mémoire du processus de développement de la Chine. Il ne s'agit pas d'une simple technique.
DP : Dans le travail de Bolin, le corps humain est debout et droit la plupart du temps. Le visage est peint. De plus, je crois qu'il vise la perfection (technique). Pour moi, le concept de chaque oeuvre est plus important.

Comment procédez-vous pour transformer les vêtements ou le corps et obtenir une telle illusion d'optique?
LB : J'utilise de la peinture acrylique et du maquillage. Je suis comme un tireur d'élite : le corps, le visage et les mains peints de la même couleur que l'arrière-plan.
DP : J'utilise des vêtements (parfois confectionnés par moi-même) et de la peinture résistante à l'eau. Je travaille sur place avec un appareil numérique et un figurant, mais je peins les costumes dans mon studio. Ensuite, je retourne sur les lieux avec un appareil argentique (parfois une caméra vidéo) pour la prise de vue. J'ai souvent (recours à) l'aide d'un photographe professionnel.

Est-ce que vous retouchez les images sur ordinateur?
LB : Seulement pour les erreurs exceptionnelles. 95 % du travail se fait lors de la prise de vue.
DP : Non, les photographies sont faites de manière argentique et les tirages sont directement imprimés à partir des négatifs.

Qui figure dans les photos?
LB : Dans la plupart des images, je suis seul. Mais il peut y avoir d'autres personnes, comme des ouvriers licenciés par exemple.
DP : Je préfère travailler avec des figurants, mais parfois c'est moi.

Pourquoi travaillez-vous principalement dans votre pays et dans l'espace public?
LB : Je suis Chinois, donc je suis d'avantage en mesure de montrer la Chine. Le développement de la Chine est ma seule réalité. J'ai aussi fait des prises de vue ailleurs dans le monde, à propos de la civilisation humaine et des bouleversements écologiques.
DP : La Hollande est le pays où je vis. C'est donc l'environnement naturel dans lequel je trouve mon inspiration. J'ai fait une résidence d'artiste de 2 mois en Israël. A Jérusalem, j'ai retrouvé, cette confiance exacerbée dans la vidéosurveillance qui (caractérise) notre société occidentale. Je m'intéresse aux espaces publics et à leurs règles cachées. à Rotterdam, j'ai fait une série sur les gens qui dorment ou s'embrassent sur les bancs publics. à l'époque, il était interdit de dormir dans les espaces publics à Rotterdam. Mais je m'intéresse aussi au regard contrôleur d'autrui ainsi qu'à certains aspects du self-control. Ces scènes ne se déroulent pas nécessairement dans l'espace public.

Que voulez-vous dire de la relation entre le corps et son environnement?
LB : Comme à la guerre, mon corps et mon visage sont maquillés pour mieux me protéger de l'ennemi, en me cachant autant que possible. L'environnement affecte l'individu. Il occupe progressivement le corps et l'esprit. Mon travail symbolise cette digestion, cette acceptation passive. Mais je souhaite aussi exprimer la dissolution. Dans notre société, les corps sont en train de disparaître lentement. Le développement de l'humanité va faire beaucoup de mal au corps humain, et c'est ce que mon travail raconte.
DP : Mon visage était peint pour mon premier travail de camouflage au bureau de poste. Puis j'ai rejeté cela car j'ai réalisé à quel point le visage détermine une image. Dans mes images, le corps cherche à disparaître tout en étant (paradoxalement) mis en évidence.

Pensez-vous qu'il y ait un art du camouflage? Connaissez-vous d'autres artistes de cette tendance?
LB : Je sais que d'autres artistes ont ce genre de démarche, mais il y a beaucoup d'artistes qui font des choses similaires, et plus d'un. Je souhaite que mes oeuvres aient cette qualité supplémentaire de transmettre un message sur la société.
DP : Il me semble qu'il s'agit de bien plus qu'une tendance. Dans notre société où le contrôle sécuritaire a de plus en plus d'impact sur les vies individuelles, les gens réalisent qu'il faudrait commencer à protéger la vie privée. J'ai été récemment confrontée à d'autres artistes utilisant le camouflage. En 2008, lors d'une exposition itinérante en Espagne intitulée CAMUFLAJE. (Sans oublier) la publication de DPM Disruptive Pattern Material par Hardy Blechman en 2004 : un livre encyclopédique sur le camouflage artistique mais aussi naturel ou militaire.

Pour en savoir plus :
Liu Bolin http://liubolin.sino-web.net/
Desiree Palmen http://www.desireepalmen.nl


Pauline de La Boulaye
Journalist & Curator
Press //// Exporevue / Stradda / BAM
Projects //// Paris 2007-2009 - Artcurial Studies / ArtBrussels06 ArtBasel07 FIAC08 - International Association of Corporate Collections of Contemporary - IACCCA

Back